Plaider en faveur de l’aide : moins de visibilité organisée par les donateurs, plus de redistribution du pouvoir narratif

Debating Ideas reflète les valeurs et l’éthos éditorial de la série de livres African Arguments, publiant des écrits engagés, souvent radicaux, savants, originaux et activistes provenant du continent africain et au-delà. Il propose des débats et des engagements, des contextes et des controverses, ainsi que des critiques et des réponses découlant des livres African Arguments. Il est édité et géré par l'Institut international africain, hébergé à l'Université SOAS de Londres, propriétaire de la série de livres du même nom.

Une lutte de pouvoir discrète se déroule dans le paysage du développement africain, menée non pas par le biais de protestations ou de politiques, mais par le biais d'appels de fonds, de tableaux de bord organisés et de stratégies rédigées loin des communautés qu'elles visent à servir. Au centre de cet écosystème se trouve ce que l’on pourrait appeler la Social Impact Mafia : un réseau influent et auto-renforcé de consultants, d’initiés d’ONG, de conseillers de donateurs et d’agents de programme.

Cette clique d’élite décide non seulement qui recevra un financement, mais façonne également les contours de ce qui est qualifié de « bon », « innovant » ou « digne ». Le résultat est un décalage croissant entre les réalités africaines vécues et les récits qui dominent l’espace du développement.

Ce n’est pas une préoccupation abstraite. Prenons le cas de l’enregistrement des naissances en Afrique subsaharienne.

Selon l'UNICEF, moins de 51 % des enfants de moins de cinq ans sont officiellement enregistrés. Au Zimbabwe, ce chiffre est tombé en dessous de la moitié en 2019, notamment parmi les accouchements ruraux et à domicile. Pourtant, une grande partie des financements continue d’être consacrée à des projets de numérisation qui profitent aux centres urbains et aux zones déjà desservies. Ce qui subsiste, c’est un écart entre les besoins des communautés et ce que les donateurs sont prêts à financer, car ces derniers donnent souvent la priorité à l’optique technologique plutôt qu’à un travail fondé et sensible au contexte.

Ce désalignement ne se limite pas à l’inefficacité bureaucratique ; il est le symptôme d’un système obsédé par la performance plutôt que par le fond. Les programmes de développement sont de plus en plus conçus pour un public mondial : prêts pour les médias, axés sur des mesures et conformes à la marque. Les connaissances locales sont systématiquement sous-évaluées à moins qu’elles ne puissent être reconditionnées pour correspondre à la logique des donateurs. Même le langage de la participation a été marchandisé. Le terme « dirigé par la communauté » est devenu une étiquette à apposer sur une brochure, et non un engagement à renoncer au pouvoir.

La mafia de l’impact social n’opère pas par malveillance. Il fonctionne par sélectivité et ses outils sont subtils : des critères d’octroi qui récompensent certains styles de narration, des conditions d’éligibilité qui exigent des réseaux professionnels inaccessibles aux acteurs de terrain et des partenariats qui favorisent discrètement ceux qui disposent d’une légitimité institutionnelle préexistante. Dans ce monde, la confiance s'étend non pas sur la base de
proximité du problème, mais sur la proximité du cercle de financement. La conséquence est la marginalisation silencieuse des idées les plus perturbatrices et transformatrices de l'Afrique, parce qu'elles sont trop radicales, trop informelles, trop lentes ou trop banales pour s'adapter aux modèles astucieux de la théorie du changement. Certains des travaux les plus efficaces en matière de justice civique, de justice de genre et de résilience économique sont menés dans les établissements informels et les nœuds ruraux, mais sans la visibilité brillante nécessaire pour avoir une place à la table.

Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’alternatives. La Fondation de la famille Segal, par exemple, a adopté une approche davantage basée sur la confiance, privilégiant un financement communautaire sans restriction dans plusieurs pays africains. Leur modèle permet aux bénéficiaires de définir le succès selon leurs propres conditions. En 2020, plus de 800 organisations ont adhéré à des principes similaires, appelant à moins de bureaucratie, à plus d’écoute et à un transfert de pouvoir des bailleurs de fonds vers les communautés. Mais cela reste des exceptions. Le centre tient toujours et les gardiens sont bien en place.

Ce qui est particulièrement troublant, c’est à quel point l’inclusion performative est devenue. De nombreuses institutions proclament haut et fort leur engagement à décoloniser l’aide, à diversifier leur leadership et à faire entendre la voix des jeunes. Mais trop souvent, cela se résume à des gestes symboliques : un panneau par-ci, une phrase sonore par-là. Les jeunes leaders sont invités à parler mais pas à décider. Les mouvements féministes et queer sont symbolisés, puis privés de financement lorsqu’ils deviennent gênants. Et les critiques émanant du secteur ne sont tolérées que lorsqu’elles se conforment à sa propre grammaire du changement.

Cette performativité n’est pas anodine, elle est structurellement violente. Cela déplace la responsabilité, efface la dissidence et récompense le conformisme. Plus dangereux encore, il remplace la transformation par le théâtre, projetant l’illusion du progrès tout en cimentant les hiérarchies existantes. L’Afrique n’a pas besoin d’une plus grande visibilité organisée par les donateurs. Cela nécessite une redistribution du pouvoir narratif.

Les récentes mesures visant à réduire l’aide étrangère américaine, en particulier le financement de l’USAID, pourraient radicalement modifier cet écosystème. Pendant des années, l'USAID a façonné le programme de développement de l'Afrique grâce à des subventions à grande échelle qui favorisent souvent les grands acteurs disposant des bonnes relations et de la bonne image de marque. Un retrait pourrait perturber ce statu quo, obligeant les donateurs à repenser leur dépendance à l’égard des intermédiaires d’élite. Mais cela pourrait également aggraver les inégalités : les petites organisations ancrées dans la communauté pourraient se retrouver dans une situation difficile alors que les grands acteurs se tournent vers les capitaux privés et les partenariats avec les entreprises. Que ce changement démantèle les « gardiens » de l’impact social ou simplement les remanie dépend de la façon dont le financement est restructuré et de l’intervention des gouvernements et des philanthropes africains pour combler le vide.

Alors que de nouveaux financements affluent vers l’Afrique, des obligations vertes aux investissements ESG, de la justice climatique à la technologie pour le bien, il y a une question urgente que nous devons nous poser : quelle vision de l’avenir est financée ? Si le pouvoir de définir le « bien » reste confiné aux cercles d’élite et aux filières institutionnelles, nous ne ferons que reproduire l’exclusion sous un visage plus amical.

Il ne suffit pas de donner une nouvelle image au développement. Ce qu’il faut, c’est un changement fondamental quant à savoir qui décide, qui conçoit et qui raconte l’histoire. Autrement, les possibilités les plus brillantes du continent resteront sans financement, ignorées et méconnues, non pas parce qu'elles ont échoué, mais parce qu'elles ont refusé de se réaliser.