Hydrogène vert : l’Afrique n’est pas la batterie de l’Europe

Comme ailleurs sur le continent, la ruée vers les projets d'hydrogène vert proposés par la Tunisie donne la priorité aux besoins de l'Europe plutôt qu'aux siens.

Suite à la récente signature d’une série de protocoles d’accord, les discussions autour de l’hydrogène vert en Tunisie ont dominé les médias.

Le 28 mai, le gouvernement a signé un protocole d’accord pour un grand projet d’hydrogène vert appelé H2 Notos. Il implique le géant pétrolier et gazier français TotalEnergies, la société française d’énergie renouvelable Eren Groupe et la principale société d’électricité autrichienne Verbund. Le projet espère produire 200 000 tonnes d’hydrogène vert par an au cours de sa phase initiale, avec la possibilité d’augmenter jusqu’à un million de tonnes par an. Il prévoit d’exporter ce carburant vers l’Europe centrale via le « corridor SouthH2 », un ensemble de pipelines dédiés à l’hydrogène qui devraient être opérationnels d’ici 2030 et qui relieront l’Afrique du Nord, l’Italie, l’Autriche et l’Allemagne.

Quelques jours plus tard, le gouvernement tunisien a signé un autre protocole d’accord, cette fois avec l’entreprise saoudienne ACWA. Cet accord prévoit la production annuelle de 600 000 tonnes d’hydrogène vert en trois phases, également destinées à l’exportation vers l’Europe. Le 29 juillet, la ministre de l’Industrie, des Mines et de l’Énergie, Fatma Thabet Chiboub, a signé six nouveaux protocoles d’accord avec diverses sociétés étrangères du Royaume-Uni, de France, de Belgique et d’Allemagne.

C'est comme si le pays était en proie à la fièvre de l'hydrogène. La Tunisie entend se positionner comme un pôle de production d'hydrogène vert, avec l'ambition d'en exporter six millions de tonnes par an d'ici 2050, comme le précise la Stratégie tunisienne de l'hydrogène.

Malgré son potentiel en énergies renouvelables, la Tunisie est aujourd’hui confrontée à un déficit énergétique important qui avoisinerait les 50 % en 2022. Le secrétaire d’État à la transition énergétique, Wael Chouchane, a souligné le potentiel de l’hydrogène vert pour combler ce déficit et générer en même temps d’importantes opportunités d’emploi. Cependant, plutôt que de donner la priorité aux investissements nationaux pour combler ce déficit national, le gouvernement envisage d’utiliser les nouvelles capacités électriques pour produire de l’hydrogène vert destiné à l’exportation. Cette approche, au cœur de la stratégie de transition énergétique de la Tunisie, fait écho aux initiatives similaires prises par d’autres pays africains comme la Namibie, l’Afrique du Sud, l’Égypte et le Maroc.

Les critiques affirment que l’Union européenne (UE) a fait pression pour que l’économie de l’hydrogène vert soit bénéfique à la fois pour l’Europe et pour les pays exportateurs du Sud, mais néglige plusieurs questions cruciales. Il s’agit notamment des impacts négatifs potentiels sur les ressources locales en eau et l’accès à l’énergie, ainsi que des préoccupations concernant l’accaparement des terres et les déplacements de population. En outre, les gains économiques pour les pays du Sud pourraient être limités, car ils continuent d’importer des technologies à forte valeur ajoutée tout en exportant des matières premières à faible valeur ajoutée, ce qui renforce les relations commerciales inégales.

Malgré l’affirmation de la commissaire européenne Ursula von der Leyen dans son discours du 16 juin 2022 selon laquelle « l’idée de sphères d’influence est un fantôme du siècle dernier », il semble que les Africains opèrent toujours dans la sphère européenne. Il est clair que l’UE, en particulier l’Allemagne, fait pression pour une économie de l’hydrogène vert où elle domine les chaînes de valeur et les technologies tout en externalisant les coûts socio-environnementaux vers les périphéries. Le rêve de l’hydrogène vert de la Tunisie a été lancé par l’Allemagne suite à la signature d’un protocole d’accord en décembre 2020. Au cours des quatre années qui ont suivi, l’Agence allemande de coopération internationale (GIZ) a financé et façonné la stratégie de l’hydrogène de la Tunisie, ce qui a conduit à la signature de plusieurs protocoles d’accord à la mi-2024.

On peut considérer cela comme une nouvelle forme d’impérialisme énergétique, où les pays européens, ou plus largement les noyaux impériaux, cherchent à utiliser l’Afrique comme une batterie pour leurs besoins. Il n’y a rien de nouveau ici. Ces arrangements font fortement écho au passé colonial. Les pays de l’UE continuent d’avoir un besoin essentiel d’extraire des ressources et des richesses de leurs périphéries, en particulier d’Afrique. Les matières premières que possèdent ces régions, combinées à une main-d’œuvre sous-évaluée et disciplinée, continuent de soutenir le monde dit développé tout en provoquant un flux massif de richesses et de ressources de l’Afrique vers l’Europe. Ce modèle d’exploitation et de contrainte économique fait fortement écho aux arguments avancés par Walter Rodney dans Comment l’Europe a sous-développé l’AfriqueDans ce livre, Rodney explique comment le colonialisme européen a systématiquement extrait les richesses de l'Afrique et imposé des structures qui ont entravé la capacité du continent à se développer de manière autonome. L'extraction continue de ressources sous couvert de projets tels que l'initiative de l'hydrogène vert en Tunisie risque aujourd'hui de perpétuer ce cycle de dépendance et d'exploitation, mettant en péril la souveraineté énergétique et le développement local.

Selon la stratégie nationale tunisienne pour l’hydrogène, soutenue par la GIZ, il est prévu d’utiliser 248 millions de mètres cubes d’eau dessalée d’ici 2050, soit l’équivalent de la consommation de cinq millions de citoyens tunisiens. Cela représente près de la moitié de la population d’un pays considéré comme l’un des plus pauvres en eau au monde. La production d’hydrogène vert prévue nécessite également une utilisation intensive des terres, puisqu’elle nécessite 500 000 hectares (deux fois la superficie du Grand Tunis). Ces terres, appelées « vallée de l’hydrogène », sont situées dans la partie sud de la Tunisie, une région déjà confrontée à une grave pénurie d’eau et à des conflits fonciers.

La région du sud est connue pour ses terres communales appartenant à des tribus tunisiennes et à des habitants qui les utilisent pour le pastoralisme et l’agriculture à petite échelle. La stratégie de l’hydrogène ne tient pas compte de la manière dont ces terres seront acquises, ce qui suscite des inquiétudes quant à l’accaparement des terres. Un article du Groupe de travail pour la démocratie énergétique met en évidence le décalage entre les objectifs des sociétés énergétiques à but lucratif et les besoins des communautés locales. En outre, il semble absurde qu’un pays qui importe une grande partie de sa nourriture utilise ses terres et son eau pour produire de l’hydrogène afin de répondre aux besoins énergétiques d’un autre pays.

Les projets néocoloniaux d’hydrogène vert imposés par l’étranger ne sont pas acceptés passivement par les Tunisiens. Ils sont remis en question et examinés de près. Après la signature des deux protocoles d’accord signés en mai, plusieurs mouvements sociaux, dont le Mouvement Stop Pollution et le Forum tunisien pour les droits sociaux et économiques, ont publié des déclarations indiquant clairement qu’ils considèrent la production et l’exportation d’hydrogène vert comme un autre mécanisme de pillage. Il existe même une certaine résistance populaire. Le 24 avril, à l’occasion de la Journée mondiale de l’anticolonialisme, une petite manifestation a eu lieu devant le pôle énergétique de la GIZ à Tunis. La manifestation était organisée par une coalition d’organisations, dont le Mouvement Stop Pollution, des syndicats, des syndicats étudiants, des partis politiques et des militants pro-palestiniens. Ces derniers se sont joints à la manifestation pour souligner que l’Allemagne non seulement poursuit des projets néocoloniaux en Tunisie, mais soutient activement le génocide à Gaza en tant que plus grand fournisseur européen d’armes à Israël.

L’une des principales revendications de la manifestation était de stopper les projets d’hydrogène vert, gourmands en eau et en terres, et de dénoncer le contrôle et l’influence de l’Allemagne sur le programme énergétique tunisien. C’est pourquoi la manifestation visait le pôle énergétique de la GIZ, plutôt que le ministère de l’Industrie, des Mines et de l’Énergie, situé à proximité. Les manifestants estiment que la GIZ est le principal décideur en matière d’énergies renouvelables et d’hydrogène vert. Les manifestants ont appelé à une souveraineté énergétique tunisienne centrée sur les citoyens et à une transition énergétique juste qui réponde en premier lieu aux besoins du pays.

Il convient de noter que le parlement tunisien a été chargé de débattre d’un nouveau projet de loi visant à encourager l’hydrogène vert. Malheureusement, ce projet de loi offre principalement aux investisseurs étrangers des incitations et des avantages fiscaux préjudiciables. Il est donc urgent de dialoguer avec les parlementaires sur cette question.

Quand il y a de la résistance, il y a de l’espoir. Une transition juste est possible pour la Tunisie et pour l’ensemble du continent africain. Compte tenu des récentes évolutions législatives, la création d’un mouvement opposé au nouveau colonialisme de l’hydrogène vert devient urgente et nécessaire, non seulement au niveau national mais à l’échelle de tout le continent. Un tel mouvement panafricain décolonial est nécessaire pour défendre nos terres, notre eau, notre alimentation et nos systèmes énergétiques. Nous, Africains, devons donner la priorité à nos besoins et œuvrer pour atteindre la souveraineté énergétique et alimentaire. Notre priorité est de fournir une électricité verte bon marché aux 600 millions de personnes qui n’y ont pas accès actuellement, plutôt que de nous précipiter pour produire de l’hydrogène vert pour l’Europe. Il est crucial de suivre et de soutenir ces dynamiques contre l’hydrogène vert et de relier la lutte de l’Afrique du Sud à la Namibie et jusqu’à l’Afrique du Nord.


Une version de cet article a été initialement publiée sur Africa Is A Country.