Debating Ideas reflète les valeurs et l’éthos éditorial de la série de livres African Arguments, publiant des écrits engagés, souvent radicaux, savants, originaux et activistes provenant du continent africain et au-delà. Il propose des débats et des engagements, des contextes et des controverses, ainsi que des critiques et des réponses découlant des livres African Arguments. Il est édité et géré par l'Institut international africain, hébergé à l'Université SOAS de Londres, propriétaire de la série de livres du même nom.
Le plus grand défi de la milice de la Force de soutien rapide (RSF) au Soudan n'est pas militaire mais politique. Depuis le déclenchement de la guerre le 15 avril 2023, les RSF ont réalisé d’importants gains territoriaux, couvrant une superficie à peu près équivalente à la France et à l’Allemagne réunies. Malgré cela, ses succès militaires ne se sont pas traduits par des gains politiques. Au contraire, elles s’accompagnent d’un coût politique croissant. La quête de pouvoir d’Hemedti nécessite la construction d’une base politique et d’une légitimité tant au niveau national qu’international, un objectif qu’il n’a pas réussi à atteindre jusqu’à présent.
Le défi politique de RSF réside dans sa capacité à réaliser une transformation critique, qui nécessite un changement d’approche politique. Il fait face à une double pression : d’une part, il cherche à cultiver un soutien politique local pour gagner en légitimité au Soudan, et d’autre part, il cherche à obtenir une reconnaissance internationale. Cela nécessite d’évoluer d’une milice enracinée dans la violence et la coercition vers une entité capable de s’engager dans les processus politiques et la gouvernance. La stratégie de RSF ne peut plus s'appuyer uniquement sur la domination militaire ; il est nécessaire de s’adapter à des normes politiques plus larges et de répondre aux attentes mondiales. Si cette transition n’est pas réalisée, sa quête de pouvoir restera insoutenable. C'est pourquoi la défaite politique des RSF est finalement plus cruciale pour un Soudan apaisé que militaire.
Les RSF ont longtemps opéré dans l’ombre de l’État soudanais, bénéficiant du parrainage de l’État bien avant de recevoir une reconnaissance législative formelle sous Bashir. Le régime de Béchir a fourni aux RSF un sanctuaire politique, faisant taire et arrêtant les critiques à l'égard de ses dirigeants, et fournissant un soutien politique à son expansion militaire et financière. Après la chute de Béchir, les RSF ne bénéficient plus du soutien politique d’un État suffisamment solide pour faire avancer ses ambitions militaires et financières, tout en évitant les responsabilités de gouvernance, de fourniture de services et de constitution de circonscriptions essentielles à l’art de gouverner. Le RSF a été confronté au défi de se repositionner dans un paysage politique en évolution pendant et après la période de transition 2019-2021.
Pendant la période de transition, RSF a tenté de combler son déficit de soutien politique grâce à des dons et à des aides locales. Cependant, ces efforts ont révélé la compréhension limitée de ses dirigeants des complexités politiques du Soudan. Le coup d’État de 2021 a été la première tentative ratée de RSF pour recréer un environnement politique qui lui permettait d’opérer sans assumer la responsabilité de la gouvernance, et surtout sans rendre des comptes pénalement. De même, l’accord-cadre représentait une autre tentative visant à obtenir un accord de type Bashir – dans lequel les RSF pourraient étendre leur empire militaire et financier tout en laissant la gouvernance et la direction politique à d’autres, et bien sûr, en garantissant l’impunité criminelle. Lorsque les négociations sur l’accord-cadre ont échoué, RSF a perdu son emprise politique, la poussant vers une nouvelle stratégie qui a culminé avec les événements du 15 avril 2023.
Par la suite, les RSF ont d’abord cherché à consolider leur contrôle en nommant des chefs militaires pour superviser les bases capturées par les SAF. Cependant, près d'un an d'échec des efforts de médiation et d'opposition politique croissante au Soudan, même de la part de groupes comme la coalition civile Taqqadum (qui est largement considérée comme alignée sur le discours de RSF), a forcé les dirigeants de RSF à reconnaître qu'il n'y a pas de raccourcis pour construire la circonscription politique nécessaire à sa survie politique. En conséquence, RSF cherchait à établir une base politique. Il a commencé à former des « administrations civiles » à Al-Gezira, suivies par le Sud, l’Est et le Centre du Darfour. Selon les déclarations de RSF, ces administrations comprennent des comités locaux principalement issus de milieux tribaux et de la société civile, chargés de superviser la fourniture de services et la sécurité dans les zones contrôlées par RSF. À Al-Gezira, par exemple, le Conseil d’administration civile, composé de 31 membres, a cherché à négocier au niveau local pour obtenir un soutien, tandis qu’au Darfour Sud, les chefs de localité nommés sont tenus de former des conseils de trois membres en consultation avec les dirigeants tribaux et communautaires. Malgré l'absence d'améliorations significatives dans la vie quotidienne dans les zones contrôlées par RSF, la formation d'administrations civiles met en évidence les ambitions et les difficultés de RSF à se constituer une base politique.
Les efforts des RSF pour former ces structures ont conduit certains à y voir une tentative de créer un gouvernement parallèle, similaire à la double autorité observée en Libye. Cependant, au lieu de prendre directement en charge la gouvernance locale, RSF se concentre davantage sur la création d’une présence politique locale qui lui permet de légitimer son contrôle. Les RSF comprennent l’importance d’établir une base politique non seulement pour assurer leur contrôle pendant la guerre, mais aussi pour se positionner dans tout arrangement post-conflit.
Certains affirment que les RSF disposent déjà d’une base politique, ancrée dans le recrutement de combattants issus des tribus du Darfour et du Kordofan. Celles-ci sont souvent appelées sa « base communautaire » ou son « incubateur communautaire ». Toutefois, cette perspective est erronée pour deux raisons. Premièrement, RSF évite stratégiquement d’utiliser ses centres de recrutement comme base politique. S’appuyer sur ces régions pour obtenir un soutien politique pourrait conduire à des dissensions et à un mécontentement internes si le RSF ne parvient pas à apporter des avantages tangibles. Le Darfour et le Kordofan, malgré la longue histoire d’accords de paix entre différentes parties, ont intentionnellement été maintenus politiquement représentés par des acteurs armés. La construction de toute forme de base politique civile au Darfour est évitée par tous les acteurs armés, en particulier les RSF. Une base civile politisée dans les centres de recrutement des groupes armés remet directement en question leur discours politique, exige une plus grande responsabilité et une plus grande représentation et perturbe leurs efforts de consolidation du pouvoir. Deuxièmement, pour garantir une légitimité nationale et internationale, les RSF doivent construire des alliances au-delà du Darfour et du Kordofan.
Le RSF se bat pour constituer une base politique tout en maintenant la dynamique de pouvoir interne centrée autour de la famille Hemedti. Cet exercice d’équilibre est précaire, car des tensions internes font déjà surface au sein des milices. Le conflit documenté sur la succession des dirigeants au sein des RSF a conduit à des affrontements internes à Khartoum, Sennar et Nord Kordofan. La guerre en cours a enhardi les chefs de milices et les mercenaires nouvellement recrutés, dont les ambitions politiques croissantes menacent la domination de la famille Hemedti. Ces chiffres en hausse constituent un défi direct à la cohésion interne de RSF, risquant une fracture qui pourrait déstabiliser sa direction. Cette tension entre l'expansion de l'influence politique et la préservation de la hiérarchie interne met en évidence la vulnérabilité des RSF, où même de petits faux pas pourraient détruire sa fragile structure de commandement.
Construire une base politique reste une tâche formidable pour les RSF, alors qu’elles sont confrontées à un contrôle de moins en moins important sur leurs forces, à une surveillance internationale croissante de leurs crimes et à la lenteur des négociations. Pourtant, alors que le conflit persiste, la polarisation politique – alimentée par la rhétorique raciste échangée sur les réseaux sociaux soudanais – pourrait renforcer la position de RSF. Pendant ce temps, le SAF (ou le Conseil de souveraineté, comme ils préfèrent être appelés) n’offre aucune vision politique significative pour le pays – comme prévu. Leur répression de l'espace civique restant étouffe l'émergence d'un discours politique capable de remettre en question l'agenda de RSF, laissant un vide que RSF cherche à exploiter.
Vaincre la vision politique des RSF ne consiste pas simplement à vaincre une force militaire, mais à démanteler une vision qui se nourrit de division, de marginalisation et d'érosion de la vie civique du Soudan. Le véritable défi consiste à articuler une alternative politique cohérente et inclusive qui réponde aux griefs profondément enracinés exploités par RSF. Cela exige une réflexion urgente, collective et judicieuse de la part de tous les secteurs de la société soudanaise sur ce à quoi devrait ressembler un avenir post-conflit – un avenir qui rétablisse la dignité, garantisse la justice et construise un système politique durable libéré des cycles de violence et de coercition. Ce n’est que grâce à une telle vision partagée que le Soudan pourra sortir de l’emprise des milices et de leurs sponsors.