La campagne audacieuse pour définancer l’oléoduc de pétrole brut d’Afrique de l’Est

Les militants ont convaincu 20 grandes banques de ne pas financer le projet pétrolier controversé laissant son sort dans la balance.

Crédit : Fridays For Future Ouganda.

En février dernier, les patrons de TotalEnergies et de la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) ont tenu une rendez-vous tant attendu à Kampala. Avec des dirigeants ougandais et tanzaniens, les géants français et chinois de l’énergie ont signé une décision finale d’investissement capitale pour le Oléoduc de pétrole brut en Afrique de l’Est (EACOP). Ce faisant, ce qui serait le plus long pipeline chauffé au monde – un mastodonte de 5 milliards de dollars destiné à transporter du pétrole sur 1 443 km du lac Albert en Ouganda au port de Tanga en Tanzanie – a franchi une nouvelle étape vers sa réalisation.

Alors que la décision d’aller de l’avant était encrée, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, qui détient 60% du capital d’EACOP, l’a qualifiée de « journée de bonheur ». Cependant, sa gaieté démentait une vérité beaucoup plus compliquée.

Les bailleurs de fonds de l’EACOP, qui ont l’intention de financer le pipeline avec un prêt partiel de 2 milliards de dollars, n’ont pas encore réuni les fonds nécessaires à sa construction. Pendant ce temps, un mouvement international contre le projet se développe rapidement et cible spécifiquement les banques et les assureurs pour les convaincre de ne pas le financer.

« Total trouve des portes closes »

Les militants écologistes disent que l’EACOP va déplacer des milliers de personnes de leurs maisons ancestrales, déchirer les terres agricoles et détruire de précieux écosystèmes. Ils disent que le projet de TotalEnergies de forer une centaine de puits dans le parc national de Murchison Falls polluera l’air et le sol, et que le pipeline pose des risques importants pour les sources d’eau du bassin du lac Victoria dont dépendent 40 millions de personnes. De plus, les scientifiques calculent que la combustion du pétrole extrait et transporté générera 34 millions de tonnes de carbone chaque année, multipliant par sept les émissions annuelles de l’Ouganda.

« Vous ne pouvez même pas imaginer l’ampleur de ce projet », déclare Omar Elmawi, directeur de la société basée à Nairobi. Campagne #StopEACOPqui coordonne les efforts de 260 organisations de la société civile.

Lutter contre une opération de cette ampleur est décourageant, mais certains militants l’ont décomposé en se concentrant sur le financement du pipeline.

« La stratégie financière de la campagne a été d’examiner le projet et d’identifier les pièces de puzzle cruciales qui doivent être en place pour que le projet avance – donc des choses comme le prêt de projet ou l’assurance – et ensuite de vraiment se concentrer à essayer de bloquer ces pièces avant qu’elles ne soient en place », déclare Coleen Scott, qui se concentre sur la campagne #StopEACOP à Développement inclusif international.

Cette stratégie a débuté en 2018 lorsque le ONG BankTrack dresse une liste des principaux financeurs de TotalEnergies et commence à les exhorter à ne pas financer EACOP. De ce groupe, qui s’est depuis élargi à 35 bailleurs de fonds potentiels, 20 – dont, plus récemment, Banque Allemande – ont maintenant exclu le financement du pipeline. Trois – la Standard Bank d’Afrique du Sud, la SMBC du Japon et l’ICBC de la Chine – se sont inscrites comme conseillers financiers de l’EACOP. Et la douzaine restante n’a pas encore déclaré sa position.

« Total trouve des portes fermées partout où il regarde », déclare Ryan Brightwell, qui dirige la campagne.

Alors que les militants ont enregistré des succès significatifs pour persuader les grandes banques de se distancer du projet EACOP, leur travail est cependant rendu plus complexe par le fait que bon nombre des mêmes institutions financent directement TotalEnergies elle-même.

Barclays, par exemple, a fourni un financement total de 2,85 milliards de dollars entre 2016 et 2020. BNP Paribas a fourni à la major pétrolière française 5,05 milliards de dollars au cours de la même période. Et quelques jours avant que la Deutsche Bank n’annonce qu’elle ne financerait pas l’EACOP, elle s’est jointe à un financement de 8 milliards de dollars agence de crédit renouvelable pour TotalEnergies.

Ce qui complique également les choses pour les militants, c’est que, alors que certaines banques restent hésitantes, de grands assureurs signent désormais l’EACOP. En mai, le conglomérat américain Marsh McLennan a été révélé comme le courtier d’assurance du projet, ce qui signifie qu’il se chargera désormais d’aller voir d’autres assureurs et de les convaincre de revenir également sur le pipeline. Les militants prévoient d’appliquer la même stratégie aux assureurs qu’aux banques.

« Notre travail consiste à rendre le travail de Marsh plus difficile, voire impossible », déclare Scott d’Inclusive Development International. « Cela signifie que nous ferons pression sur Marsh, lui-même, pour qu’il se retire de ce projet toxique et qu’il n’offre pas de services de courtage. »

« Des bénéfices pour quelques-uns »

Malgré l’opacité du monde financier, de nombreux militants de la campagne mondiale #StopEACOP restent optimistes quant à la possibilité d’arrêter le méga projet dans son élan. Cependant, TotalEnergies apparaît tout aussi confiant et déterminé à tirer d’énormes profits de son immense actif africain.

Les enjeux pourraient difficilement être plus importants, tant pour la planète que pour les personnes sur le chemin du projet.

« Ce pipeline va amplifier la crise climatique et, ce faisant, il va rendre notre peuple plus pauvre et plus vulnérable », déclare Baraka Lenga, un militant de Foi verte internationale en Tanzanie.

« Nous devrions penser à la vie des populations locales, à la vie des communautés indigènes, et ne pas mettre le profit entre les mains de quelques-uns », ajoute Kayinga Muddu Yisito du Réseau de la Fondation pour la transformation communautaire en Ouganda. « Ces investissements ne profitent qu’à quelques-uns, mais n’améliorent pas la vie des citoyens. »


Le rapportage de ce projet a été soutenu par le Centre Pulitzer.